L’empathie et la pratique intensive de la compassion

L’empathie consiste à ressentir ce que d’autres éprouvent et à entrer en résonance avec eux. Lorsque nous rencontrons un être transporté de joie, nous éprouvons nous aussi de la joie. Il en va de même pour la souffrance. Par empathie nous ressentons la souffrance qui accable l’autre. Au plan de l’expérience vécue, ces sentiments empathiques sont semblables à de la joie véritable et à de la souffrance véritable. C’est pourquoi, lorsqu’une personne qui éprouve spontanément de l’empathie est continuellement confrontée aux souffrances d’autrui, elle est constamment affectée par ces souffrances. Nous constatons que ceci arrive aux plus dévouées des personnes travaillant dans les services d’aide et de soin, tels que les professionnels de la santé. L’expérience répétée et profonde qu’elles font de l’empathie les conduit soit à développer le syndrome d’épuisement professionnel (l’incapacité de supporter les sentiments empathiques), soit à fuir les sentiments et les émotions d’autrui.

L’année dernière j’ai participé, ensemble avec la spécialiste des neurosciences Tania Singer, à une étude sur l’empathie et la compassion. Nous avons examiné les phénomènes de « fatigue de l’empathie », largement répandus au sein de la communauté médicale. Comment un professionnel des soins peut-il préserver l’ardeur de son empathie pour autrui tout en gardant intacts le courage et l’optimisme dont il a besoin pour aider ses patients ?

Les méditants participant à l’étude découvrirent qu’un moyen de résoudre ce dilemme consiste à cultiver un amour et une compassion sans réserve pour la personne souffrante. Il s’agit là de bien plus que de simplement entrer en résonance avec les émotions de la personne qui souffre.

Selon le bouddhisme, l’amour altruiste est une attitude qui consiste à souhaiter que les autres soient heureux et à rechercher les causes véritables du bonheur. Et la compassion est définie comme le désir de mettre fin aux souffrances d’autrui et à leurs causes. Un tel amour altruiste peut imprégner l’esprit au point qu’on peut en venir à ne rien souhaiter de plus que le bien-être de ceux qui souffrent. La compassion n’est rien d’autre que l’amour donné à ceux qui souffrent. Un tel amour compatissant peut neutraliser la détresse et l’impuissance engendrée par l’empathie appliquée seule, et produit des dispositions d’esprit constructives telles que le courage compatissant.

Un entraînement laïc à aimer la bonté et la compassion pourraient donc permettre au personnel soignant de mieux aider les patients souffrants, sans que pour autant il présente ce débilitant syndrome d’épuisement professionnel, qui se développe fréquemment après une exposition prolongée à la seule empathie. Il nous a aussi semblé que même s’il peut y avoir de la « fatigue de l’empathie », il ne saurait y avoir de la « fatigue de la compassion », sachant que la compassion est par essence une disposition d’esprit équilibrée et positive, tandis que l’empathie n’est que le moyen permettant de percevoir sans erreur la disposition d’esprit des autres. Plus on cultive la compassion et l’amour de la bonté, plus on progresse sur la voie du bien-être authentique, et on devient pleinement disponible pour autrui.

La ‟vigilance” du tireur d’élite

La vigilance en elle-même est-elle saine?

Lors d’une rencontre inspirante organisée par l’Institut Mind and Life qui s’est récemment déroulée entre le Dalaï Lama et un groupe de scientifiques et d’éminents spécialistes, à Dharamsala, en Inde, le professeur Rupert Gethin, un érudit réputé de la tradition du bouddhisme Theravada, a défendu le point de vue selon lequel la vigilance telle qu’elle est définie dans les textes pali est en elle-même, par définition, une aptitude saine et positive.

Il donna l’exemple de Philippe Petit, le célèbre funambule français qui en 1974 fit pendant quarante-cinq minutes l’aller et retour, sur un câble métallique tendu entre les deux tours jumelles du World Trade Center de New York, à 380 mètres au-dessus du sol.

Il dansait, faisait parfois des sauts — ses pieds ne touchaient plus la corde — ; à certains moments même, il s’allongeait sur le câble. Il exécutait toutes ces figures en arborant un sourire extatique. Il était de toute évidence dans un état de grâce. Les témoins de cette extraordinaire prouesse en parlent encore avec des larmes dans les yeux. Rupert Gethin estime que cet incroyable acrobate a dû maintenir un état de vigilance constant, fondamentalement sain et positif, ce genre d’état qui contribue à atteindre l’Eveil.

Nous avons argumenté que cette prouesse dépendait de la motivation de l’acrobate. Bien qu’il ait déclaré que son exploit était une pure démonstration de beauté offerte au monde, il aurait pu avoir été motivé par des objectifs moins nobles. On peut, par exemple, imaginer le cas d’un autre acrobate voulant ainsi marcher sur une corde raide dans le but de se venger et d’assassiner quelqu’un se trouvant à l’autre bout du filon d’acier. Rupert Gethin a alors estimé que si tel était le cas, le funambule en question serait incapable de maintenir une pure vigilance et chuterait inévitablement.

Un cas de figure encore plus clair consisterait à envisager un sniper guettant la victime qu’il a l’intention de tuer : il maintient certes une concentration centrée sur un objet défini, demeure sans faillir, calme et posé, dans le moment présent ; il est capable de maintenir son attention pendant un long moment et de la ramener sur sa cible dès qu’elle s’en égare. S’il veut réaliser son sinistre but, il doit éliminer toute distraction et tout relâchement, attitudes mentales qui sont les deux obstacles majeurs au maintien de l’attention.

Dans ce cas, il manque donc la dimension éthique qui permet de qualifier l’attention de « saine » et de facteur contribuant à l’Eveil. L’attention pure, aussi affinée soit-elle, n’est jamais qu’un instrument que l’on peut utiliser pour atteindre l’Eveil, mais qui peut tout aussi bien être la cause d’immenses souffrances.

L’Abhidharma-kosha définit la vigilance correcte comme étant « consciente de la vertu. » Outre le fait de porter l’attention (pali manasikara ; sanskrit manaskara, tibétain yid la byed pa en tibétain) sur un objet déterminé et de la maintenir (pali sati, skt, smriti, tib. dran pa) sur ledit objet, la pleine conscience doit inclure une continuité dans la dimension éthique de la vigilance, ainsi qu’une compréhension claire et dénuée de toute erreur de la nature de l’état mental présent (pali sampajanna, skt samprajnana, tib. shes bzhin).

Cette composante éthique bien intégrée, qui consiste à être intimement concerné par la qualité de nos pensées et de nos actes (pali appamadena, skt apramada, tib. bag yod) permets de veiller constamment et sans faillir à ce que l’esprit ne tombe pas sous la coupe de pensées malsaines qui mènent à des actes négatifs.

Il est vrai qu’un méditant qui demeure dans une pure présence éveillée et une parfaite compréhension de la nature de l’esprit, libre de fabrications mentales, ne saurait appuyer sur la gâchette pour tuer quelqu’un. Ce pur éveil est un état de sagesse associé à la compréhension de la nature fondamental de l’esprit, qui est entièrement libre d’ignorance et de toxines mentales, et empreint d’un altruisme et d’une compassion spontanés et inconditionnels.  Cet état résulte de l’atteinte de la liberté intérieure et ne doit pas être confondu avec l’attention pure.

On peut certes accepter l’idée que quelqu’un qui demeure dans un état de présence éveillée, claire, limpide, vaste, ouverte et libre de constructions mentales–de réminiscences du passé, d’anticipations de l’avenir et de distractions dans le présent–ne saurait commettre un acte négatif. Toutefois, un tel état méditatif est naturellement associé à une sagesse et à un altruisme et une compassion spontanés et inconditionnels, donc à une dimension éthique, qui n’est pas nécessairement présente dans l’attention pure.

L’attention et les émotions

Une attention bien centrée sur son objet, libre de tout parti pris, aiguisée par une vision pénétrante et une analyse logique, constitue une aide importante pour évaluer correctement la réalité. Lorsque l’attention est associée à des états mentaux positifs tels que l’altruisme et la compassion, elle renforce ces qualités et leur permet de se développer pleinement. Par contre, lorsqu’elle est entachée par des émotions conflictuelles telles que la haine, le désir, l’arrogance, la jalousie ou d’autres émotions négatives, ces dernières sont renforcées, ce qui entraîne une déformation de la perception de la réalité. De telles œillères nous conduisent à percevoir les objets que nous désirons comme totalement désirables et ceux qui nous répugnent comme parfaitement détestables. 

L’attention est une faculté indispensable si l’on veut atteindre ses objectifs, qu’elle soit tournée sur l’extérieur, le monde et autrui, ou qu’elle soit concentrée sur l’intérieur et la transformation personnelle.

Quoiqu’il en soit, l’attention demeure un outil qui peut être utilisé de façon constructive ou destructive. Elle est teintée par la motivation qui la sous-tend, tout comme un cristal prend la couleur du tissu sur lequel il est posé. Pour être considérée comme « saine », l’attention doit être associée à une motivation altruiste et à une vision pénétrante de la réalité.

(à suivre)

Cultiver l’altruisme

Nous avons tous fait, à des degrés divers, l’expérience d’un profond amour altruiste, d’une grande bienveillance, d’une compassion intense pour ceux qui souffrent. Mais, même si des pensées altruistes surgissent dans notre esprit, elles sont assez vite remplacées par d’autres, moins nobles, comme la colère ou la jalousie. C’est pourquoi, si nous souhaitons que l’altruisme prédomine en nous, il importe que nous passions du temps à le cultiver.

Nous avons en nous-mêmes le potentiel nécessaire pour faire fructifier ces qualités, mais celles-ci ne se développeront pas d’elles-mêmes, du simple fait de le vouloir. Elles nécessitent un entraînement et tout entraînement demande de la persévérance et de l’enthousiasme.

Pour faire naître l’amour altruiste en notre esprit, nous pouvons, par exemple, imaginer un jeune enfant plein d’innocence. Nous le contemplons avec tendresse et ressentons pour lui un amour et une bienveillance inconditionnels. Souhaitons de tout cœur qu’il trouve le bonheur et les causes du bonheur, puis étendons cette pensée à tous ceux qui nous sont proches, puis à ceux que nous connaissons moins, puis progressivement à tous les êtres. Demeurons quelques instants dans la pleine conscience de cet amour, sans autre forme de pensée.

Enfin, souhaitons-le à nos ennemis personnels et aux ennemis de toute l’humanité. Dans ce dernier cas, cela ne signifie évidemment pas que nous leurs souhaitons qu’ils réussissent dans leurs projets funestes. Nous formons simplement le vœu qu’ils abandonnent leur haine, leur avidité, leur cruauté ou leur indifférence, et que la bienveillance et le souci du bonheur d’autrui voient le jour dans leur esprit. Plus la maladie est grave, plus le malade a besoin de soins et d’attention. Embrassons ainsi la totalité des êtres dans un sentiment d’amour illimité.

L’illusion de l’ego (fin)

L’attachement à l’existence de l’ego considéré comme une entité unique et autonome est fondamentalement dysfonctionnel, car il est en porte-à-faux avec la réalité. Fondé sur une erreur, il est constamment menacé par la réalité, ce qui entretient en nous un profond sentiment d’insécurité. Conscient de sa vulnérabilité, l’ego tente par tous les moyens de se protéger et de se renforcer, éprouvant de l’aversion pour tout ce qui le menace et de l’attirance pour tout ce qui le sustente. De ces pulsions d’attraction et de répulsion naissent une foule d’émotions conflictuelles.

En vérité, nous ne sommes pas cet ego, nous ne sommes pas cette colère, nous ne sommes pas ce désespoir. Notre niveau d’expérience le plus fondamental est celui de la conscience pure, cette qualité première de la conscience et qui est le fondement de toute expérience, de toute émotion, de tout raisonnement, de tout concept, et de toute construction mentale, l’ego y compris.

Pour démasquer l’imposture du moi, il faut ainsi mener l’enquête jusqu’au bout. Quelqu’un qui soupçonne la présence d’un voleur dans sa maison doit inspecter chaque pièce, chaque recoin, chaque cachette possible, jusqu’à être sûr qu’il n’y a vraiment personne. Alors seulement peut-il avoir l’esprit en paix.

Si l’ego constituait vraiment notre essence profonde, on comprendrait notre inquiétude à l’idée de s’en débarrasser. Mais s’il n’est qu’une illusion, s’en affranchir ne revient pas à extirper le cœur de notre être, mais simplement à ouvrir les yeux, à dissiper une erreur. L’erreur n’offre aucune résistance à la connaissance, comme l’obscurité n’offre aucune résistance à la lumière. Des millions d’années de ténèbres peuvent être dissipées instantanément lorsqu’une lumière est allumée.

L’illusion de l’ego (suite)

Nous pourrions penser qu’en consacrant la majeure partie de notre temps à satisfaire et à renforcer cet ego, nous adoptons la meilleure stratégie pour atteindre le bonheur. Mais c’est faire ainsi un mauvais pari, car c’est tout le contraire qui se produit. L’ego ne peut procurer qu’une confiance factice, construite sur des attributs précaires — le pouvoir, le succès, la beauté et la force physiques, le brio intellectuel et l’opinion d’autrui — et sur tout ce qui constitue notre image.

Une confiance en soi digne de ce nom est tout autre. C’est paradoxalement une qualité naturelle de l’absence d’ego. La confiance en soi qui ne repose pas sur l’ego est une liberté fondamentale qui n’est plus soumise aux contingences émotionnelles, une invulnérabilité face aux jugements d’autrui, une profonde acceptation intérieure des circonstances, quelles qu’elles soient.

Cette liberté se traduit par un sentiment d’ouverture à tout ce qui se présente. Il ne s’agit pas d’une distante froideur ni d’un détachement sec, comme on l’imagine parfois lorsque l’on parle du détachement bouddhiste, mais d’un rayonnement altruiste qui s’étend à tous les êtres.

Lorsque l’ego ne se repaît pas de ses triomphes, il se nourrit de ses échecs en s’érigeant en victime. Entretenu par ses constantes ruminations, sa souffrance lui confirme son existence autant que son euphorie. Qu’il se sente porté au pinacle, diminué, offensé, ou ignoré, l’ego se consolide en n’accordant d’attention qu’à lui-même.

Ce qui n’est pas donné est perdu

Ces paroles ont été prononcées par mon ami le père Ceyrac, âgé aujourd’hui de 95 ans, qui en un demi-siècle s’est occupé de 50.000 enfants dans le sud de l’Inde. On trouve une pensée analogue dans les enseignements bouddhistes, ainsi formulée: « ce qui n’est pas fait pour le bénéfice d’autrui, ne mérite pas d’être fait ». Rechercher égoïstement le bonheur est le meilleur moyen de se rendre malheureux soi-même ainsi qu’autrui. Tout le monde y perd.

L’altruisme, la compassion et son mode d’expression naturel, la générosité, sont en revanche des attitudes diamétralement opposées: elles constituent le meilleur moyen de s’épanouir tout en se mettant au service des autres.

L’avidité est l’eau saumâtre consommée par ceux qui ont soif de satisfaction égocentrée. Ce type de soif ne peut jamais être assouvie et tourmente toujours plus. Inversement, la générosité est la pluie qui récompense, elle fertilise le champ de chacun, y compris le vôtre. Elle mène ainsi à une situation où tout le monde est gagnant.

L’illusion de l’ego

Dés ma première rencontre avec des sages de la tradition du Bouddhisme tibétain, j’ai été frappé par le fait qu’ils manifestaient d’une part une grande force intérieure, une bienveillance sans faille et une sagesse à toute épreuve, et d’autre part une complète absence du sentiment de l’importance de soi. J’ai moi-même observé à quel point l’identification à un « moi » qui siégerait au cœur de mon être est une source de vulnérabilité constante, et que la liberté intérieure qui naît d’un amenuisement de cette identification est une source de plénitude et de confiance sans égale.

Comprendre la nature de l’ego et son mode de fonctionnement est donc d’une importance vitale si l’on souhaite se libérer des causes intérieures du mal-être et de la souffrance. L’idée de se dégager de l’emprise de l’ego peut nous laisser perplexe, sans doute parce que nous touchons à ce que nous croyons être notre identité fondamentale.

Nous imaginons qu’au plus profond de nous-mêmes siège une entité durable qui confère une identité et une continuité à notre personne. Cela nous semble si évident que nous ne jugeons pas nécessaire d’examiner plus attentivement cette intuition. Pourtant, dès que l’on analyse sérieusement la nature du « moi », l’on s’aperçoit qu’il est impossible d’identifier une entité distincte qui puisse y correspondre. En fin de compte, il s’avère que l’ego n’est qu’un concept que nous associons au continuum d’expériences qu’est notre conscience.  (à suivre)

Méditation sur l’amour altruiste

Nous avons tous fait, à des degrés divers, l’expérience d’un profond amour altruiste, d’une grande bienveillance, d’une compassion intense pour ceux qui souffrent. Certains êtres sont naturellement plus altruistes que d’autres, parfois jusqu’à l’héroïsme. D’autres sont plus repliés sur eux-mêmes et ont du mal à considérer le bien d’autrui comme un but essentiel, et encore davantage à le faire passer avant leur intérêt personnel.

Même si des pensées altruistes surgissent dans notre esprit, elles sont assez vite remplacées par d’autres, moins nobles, comme la colère ou la jalousie. C’est pourquoi, si nous souhaitons que l’altruisme prédomine en nous, il importe que nous passions du temps à le cultiver car un simple souhait ne suffit pas.

Méditer, c’est se familiariser avec une nouvelle manière d’être. Il faut tout d’abord prendre conscience qu’au plus profond de soi on redoute la souffrance et on aspire au bonheur. Une fois reconnue cette aspiration, il faut ensuite prendre conscience du fait que tous les êtres la partagent.

Comment cultiver l’amour altruiste ?

Imaginons un jeune enfant qui s’approche de nous et nous regarde joyeux, confiant et plein d’innocence. Nous le contemplant avec tendresse et le prenons dans nos bras, tandis que nous ressentons un amour et une bienveillance inconditionnels. Laissons-nous imprégner entièrement par cet amour qui ne veut rien d’autre que le bien de cet enfant. Demeurons quelques instants dans la pleine conscience de cet amour, sans autre forme de pensée. Nous pouvons aussi choisir n’importe quelle autre personne envers qui nous éprouvons une grande tendresse et une profonde reconnaissance.

Souhaitons de tout cœur que cette personne trouve le bonheur et les causes du bonheur, puis étendons cette pensée à tous ceux qui nous sont proches, puis à ceux que nous connaissons moins, puis progressivement à tous les êtres.

Enfin, souhaitons-le à nos ennemis personnels et aux ennemis de toute l’humanité. Dans ce dernier cas, cela ne signifie pas que nous souhaitons qu’ils réussissent dans leurs projets funestes. Nous formons simplement le vœu qu’ils abandonnent leur haine, leur avidité, leur cruauté ou leur indifférence, et que la bienveillance et le souci du bonheur d’autrui voient le jour dans leur esprit. Plus la maladie est grave, plus le malade a besoin de soins, d’attention et de bienveillance. Embrassons ainsi la totalité des êtres dans un sentiment d’amour illimité.

L’interdiction de la corrida, un pas vers la civilisation

En votant pour l’interdiction des corridas, les parlementaires catalans ont déclenché un débat d’ampleur nationale en Espagne. Les défenseurs de la corrida cherchent à faire valoir deux arguments : la tauromachie est une tradition culturelle, elle serait en outre un art. Mais tuer n’est pas un art, et torture n’est pas culture.

Jugeons-en par nous-mêmes en passant en revue ses différentes étapes.* Le taureau est d’abord « préparé ». On raccourcit ses cornes en les sciant à vif, ce qui est aussi douloureux que d’avoir une dent sciée sans anesthésie. On en refaçonne les pointes en les polissant ou en les enduisant de résine. En modifiant la longueur des cornes on fait en sorte que le coup de tête donné par l’animal perde de sa précision et manque sa cible. Le taureau est ensuite transporté parfois pendant 20 heures dans un container étroit sans eau ni nourriture, ce qui l’affaiblit et le déshydrate. Il arrive qu’il en meure. Avant la corrida, on n’hésite pas à lui administrer des tranquillisants et à lui injecter de la vaseline dans les yeux, on insère des aiguilles dans ses testicules et des coins de bois entre ses onglons, on lui donne aussi des coups de planches sur l’échine et les reins en veillant à ne pas laisser de marques.

Vient ensuite la corrida elle-même. Les picadors à cheval enfoncent profondément des piques dans le corps du taureau pour couper les muscles de son cou et les ligaments de sa nuque et ainsi l’empêcher de relever la tête et de donner des coups de cornes de bas en haut. L’opération est répétée une demi-douzaine de fois. Les artères intercostales sont souvent tranchées. Il s’agit d’affaiblir l’animal en lui faisant perdre la moitié de son volume sanguin, soit 7 litres. Simultanément, on l’incite à courir et se fatiguer le plus possible. On le voit alors ouvrir la bouche car il manque d’oxygène.

A présent intervient la pose des banderilles. Tranchantes comme des lames de rasoir et terminées par un harpon, elles sont plantées dans le dos du taureau pour évacuer son sang et éviter qu’il ne meure trop tôt d’une hémorragie interne causée par le travail du picador.

Le matador enfonce ensuite une épée de 85cm dans le garrot de l’animal épuisé. Souvent la lame déclenche une hémorragie interne ou alors déchire un poumon. Dans ce dernier cas, le taureau vomit son sang et meurt asphyxié. Sinon, le matador répète l’opération. Il utilise une petite épée qui est plantée entre les deux cornes de l’animal auquel il lacère le cerveau. Puis il achève le taureau avec un poignard planté à plusieurs reprises dans sa nuque et lui sectionne la moelle épinière. Mais le taureau est robuste et, une fois sur trois, il est encore vivant lorsque l’attelage de mules le traîne hors de l’arène.

Voilà pour l’art. Voilà pour la culture.

Il y a quelques années, le directeur des arènes de Nîmes affirmait à propos du taureau: ‟Dans l’arène, rien ne prouve qu’il souffre.”

Voilà pour la bonne foi.

Le philosophe Francis Wolff, quant à lui, a déclaré que « la corrida est porteuse d’une éthique cohérente et respectueuse des taureaux », et que son interdiction constituait « non seulement une grande perte culturelle et esthétique, mais aussi une perte morale. »**

Voilà pour la morale.

Selon Alain Renaut, un autre philosophe, la corrida représenterait « la soumission de la nature brute (c’est-à-dire de la violence) au libre-arbitre humain, une victoire de la liberté sur la nature. »

Quelle liberté? Celle de tuer?

Le torero Vicente Barrera déclarait ces jours-ci à propos de la tauromachie : « Si l’Etat espagnol reconnaît qu’elle est un art, son interdiction serait aussi absurde que celle d’une peinture que certaines personnes n’apprécieraient pas. »

Suffirait-il de déclarer qu’une activité est un « art » pour étouffer toute objection d’ordre moral, et ignorer l’interdit de faire volontairement souffrir un être vivant qui n’a pas commis le moindre tort ? Si tel était le cas, un tireur d’élite et un maître de l’Inquisition du Moyen Âge seraient de grands artistes, à en juger par leur maîtrise de l’art de tuer et de torturer.

Les aficionados ont annoncé que si la corrida était interdite dans toute l’Espagne, ils porteraient plainte pour atteinte au droit de travailler, droit fondamental inscrit dans la constitution espagnole. Encore faudrait-il que ce travail ne nuise pas à d’autres. Sinon, un tueur à gages, qui vit de son métier, pourrait se prévaloir de ce même droit.

Cette célébration de la domination de l’homme sur la nature, la volonté de présenter la tauromachie comme un art, les considérations économiques associées, la revendication d’une tradition ne sont que des arguments spécieux, non fondés en raison et qui bafouent les valeurs humaines fondamentales. Seules l’ignorance de la souffrance infligée et la cynique arrogance de certains hommes peuvent les conduire à s’octroyer le droit de disposer de la vie d’autres êtres vivants pour manger, s’enrichir, s’amuser, faire du sport, se divertir, le tout avec «art » et au nom de la tradition. Mais cet art est celui de la cruauté et la tradition sa perpétuation.

« Là où coule le sang, l’art est impossible », écrivait le grand peintre Eugène Delacroix.***

A quand l’interdiction en France et dans toute l’Espagne ? Cela montrerait qu’il ne s’agit pas de manipulations politiques, mais simplement d’humanité.

* L’explication détaillée figure dans l’excellent ouvrage de Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, Ethique animale, PUF, 2008.

** Colloque sur Ethique et esthétique de la corrida, ENS, 16-17 décembre, 2005.

*** Cité par Elisabeth de Fontenay, dans ‟Sur le droit à martyriser et à mettre à mort publiquement un animal”, Revue Semestrielle de Droit Animalier — RSDA 2/2009

(publié par Le Figaro, 4 Août 2010, sous le titre : TRIBUNE – ‟Matthieu Ricard, le moine bouddhiste interprète français du dalaï-lama, prend part au débat sur la tauromachie”).