Suite et fin du témoignage offert par ma sœur, Eve Ricard, lors des journées Émergences 2013, à Bruxelles, consacrées à la « joie dans l’adversité ».
Sentir dans son corps ce que l’esprit a de charnel fait de la maladie non pas un adversaire mais une énergie que je prends, une énergie avec laquelle j’équilibre les forces. En ouvrant la porte du monde, on ouvre toujours plus grand.
Évidemment la partie n’est pas égale mais si je ne peux pas changer la maladie, je peux changer ma façon de vivre avec. Nous avons la capacité d’ouvrir l’espace ou de le clore en refusant de voir.
Poser ces principes et s’y tenir. Si je peux nommer le mot illimité, l’illimité est donc possible. Voir ce qui arrive ni en bien ni en mal. Notre regard se métamorphose et fait vivre la beauté secrète en chaque chose.
Parler de la maladie, n’est pas témoigner d’un malheur. Mais ne pas dire que c’est un malheur serait une tromperie ; ni justice ni injustice, je n’ai pas d’autre choix que celui du sens. La joie nous pénètre par la densité de l’instant, ce qui est éprouvé c’est la force du désir.
Mon travail au jour le jour dans des classes spécialisées auprès d’enfants à l’innocence blessée, à la joie absente, a été de les réconcilier avec ce monde dont ils ne veulent plus. Mon livre « La dame des mots » est gardien de ce que je n’oublierai jamais d’eux.
À ces enfants, tous en échec scolaire, pour qui la pensée était une souffrance et la parole une trahison, j’ai tenté sans cesse d’inviter la beauté et de redonner vie aux mots qui organise la pensée.
« Parkinson Blues » et « La dame des mots » disent la peur de la différence, ce regard qui glisse pour ne pas voir, ce langage qui rassure quand il n’y a plus de sourd ni d’aveugle ni même de pauvres gens qui balaient les rues, mais des mal-entendants, des mal-voyants, des nettoyeurs de surface.
Je dis non à celui qui juge ce qui n’est pas pareil à soi, et qui en ne voulant pas voir la différence, creuse alors un fossé entre les êtres. Nous sommes tous singuliers et appartenons à la même terre avec ses tempêtes, ses saisons, ses canicules, là où la vie doit être victorieuse.
Mon travail si près de la souffrance de l’enfant, m’a appris que pour établir une relation rassurante, on ne pouvait faire de leurs blessures nos propres blessures. Aussi, les premiers temps, quand j’ai senti ma vie s’enfermer dans la maladie, j’ai compris que je devais libérer le plus d’espace possible. La souffrance psychique de l’enfant n’est pas visible, n’est pas définissable. C’est pourtant la cessation de son « mal-être » qui en le désenchaînant du poids du malheur lui ouvre sa propre histoire.
Alors être là, prendre le temps, accepter les refus, refaire sans demander de comprendre leur peur, écouter leur silence, leur violence. Être juste là, présent, et que renaisse sa curiosité, son désir : c’est cela ouvrir l’esprit ; c’est le libérer des chaînes de la peur.
Pour que la porte du cœur de l’enfant s’ouvre et qu’il sorte du refuge du refus, il doit reconnaître de la bonté.
À cette enfance qui a mal je rends l’humanité qui est la sienne.
Jour après jour, j’ai entrouvert la porte du désir de ces enfants. J’ai apaisé la part sans cœur et sans beauté du langage quand n’est utilisé que celui de la violence et qu’il ne connaît ni celui de la joie ni celui de la paix.
Aussi ai-je emmené les enfants à la découverte de l’alliage précieux des noms, des verbes, des adjectifs, qui réunissant libertés et règles incontournables nous emmène là où les princes, d’un seul baiser, réveillent tout un royaume.
De cette enfance qui a mal je garde le souvenir de sa vivacité, de sa volonté à devenir autre ; j’ai vu en chacun de ces enfants, une force et une vitalité pour la survie, un éveil à venir.
Au silence des enfants au trouble de la maladie, pour ouvrir une espérance a priori impossible, j’ai laissé danser une lumière dans la nuit du malheur, la lumière de la joie !
À lire: Ricard, E. (2012). La Dame des mots. Editions Nil.