Témoignage d’Eve -2

Suite et fin du témoignage offert par ma sœur, Eve Ricard, lors des journées Émergences 2013, à Bruxelles, consacrées à la « joie dans l’adversité ».

Sentir dans son corps ce que l’esprit a de charnel fait de la maladie non pas un adversaire mais une énergie que je prends, une énergie avec laquelle j’équilibre les forces. En ouvrant la porte du monde, on ouvre toujours plus grand.

Évidemment la partie n’est pas égale mais si je ne peux pas changer la maladie, je peux changer ma façon de vivre avec. Nous avons la capacité d’ouvrir l’espace ou de le clore en refusant de voir.

Poser ces principes et s’y tenir. Si je peux nommer le mot illimité, l’illimité est donc possible. Voir ce qui arrive ni en bien ni en mal. Notre regard se métamorphose et fait vivre la beauté secrète en chaque chose.

Parler de la maladie, n’est pas témoigner d’un malheur. Mais ne pas dire que c’est un malheur serait une tromperie ; ni justice ni injustice, je n’ai pas d’autre choix que celui du sens. La joie nous pénètre par la densité de l’instant, ce qui est éprouvé c’est la force du désir.

Mon travail au jour le jour dans des classes spécialisées auprès d’enfants à l’innocence blessée, à la joie absente, a été de les réconcilier avec ce monde dont ils ne veulent plus. Mon livre « La dame des mots » est gardien de ce que je n’oublierai jamais d’eux.

À ces enfants, tous en échec scolaire, pour qui la pensée était une souffrance et la parole une trahison, j’ai tenté sans cesse d’inviter la beauté et de redonner vie aux mots qui organise la pensée.

« Parkinson Blues » et « La dame des mots » disent la peur de la différence, ce regard qui glisse pour ne pas voir, ce langage qui rassure quand il n’y a plus de sourd ni d’aveugle ni même de pauvres gens qui balaient les rues, mais des mal-entendants, des mal-voyants, des nettoyeurs de surface.

Je dis non à celui qui juge ce qui n’est pas pareil à soi, et qui en ne voulant pas voir la différence, creuse alors un fossé entre les êtres. Nous sommes tous singuliers et appartenons à la même terre avec ses tempêtes, ses saisons, ses canicules, là où la vie doit être victorieuse.

Mon travail si près de la souffrance de l’enfant, m’a appris que pour établir une relation rassurante, on ne pouvait faire de leurs blessures nos propres blessures. Aussi, les premiers temps, quand j’ai senti ma vie s’enfermer dans la maladie, j’ai compris que je devais libérer le plus d’espace possible. La souffrance psychique de l’enfant n’est pas visible, n’est pas définissable. C’est pourtant la cessation de son « mal-être » qui en le désenchaînant du poids du malheur lui ouvre sa propre histoire.

Alors être là, prendre le temps, accepter les refus, refaire sans demander de comprendre leur peur, écouter leur silence, leur violence. Être juste là, présent, et que renaisse sa curiosité, son désir : c’est cela ouvrir l’esprit ; c’est le libérer des chaînes de la peur.

Pour que la porte du cœur de l’enfant s’ouvre et qu’il sorte du refuge du refus, il doit reconnaître de la bonté.

À cette enfance qui a mal je rends l’humanité qui est la sienne.

Jour après jour, j’ai entrouvert la porte du désir de ces enfants. J’ai apaisé la part sans cœur et sans beauté du langage quand n’est utilisé que celui de la violence et qu’il ne connaît ni celui de la joie ni celui de la paix.

Aussi ai-je emmené les enfants à la découverte de l’alliage précieux des noms, des verbes, des adjectifs, qui réunissant libertés et règles incontournables nous emmène là où les princes, d’un seul baiser, réveillent tout un royaume.

De cette enfance qui a mal je garde le souvenir de sa vivacité, de sa volonté à devenir autre ; j’ai vu en chacun de ces enfants, une force et une vitalité pour la survie, un éveil à venir.

Au silence des enfants au trouble de la maladie, pour ouvrir une espérance a priori impossible, j’ai laissé danser une lumière dans la nuit du malheur, la lumière de la joie !

À lire: Ricard, E. (2012). La Dame des mots. Editions Nil.

Les vertus de l’humilité – 1

L’humilité est parfois méprisée, considérée comme une faiblesse. La philosophe Ayn Rand proclame : « Rejetez l’humilité, ce vice dont vous vous couvrez comme d’un haillon en l’appelant vertu. »* Pourtant, l’orgueil, exacerbation narcissique du « moi », ferme la porte à tout progrès personnel, car pour apprendre il faut d’abord penser que l’on ne sait pas. L’humilité est une valeur oubliée du monde contemporain, théâtre du paraître. Les magazines ne cessent de donner des conseils pour « s’affirmer », « s’imposer », « être belle », paraître à défaut d’être. Cette obsession de l’image favorable que l’on doit donner de soi est telle que l’on ne se pose même plus la question de l’infondé du paraître, mais seulement celle du comment bien paraître. Pourtant, comme l’écrivait La Rochefoucauld : « Nous gagnerions plus de nous laisser voir tels que nous sommes que d’essayer de paraître ce que nous ne sommes pas. »

La plupart des gens associent l’humilité au manque d’estime de soi et de confiance dans ses propres capacités, quand ils ne l’assimilent pas à un complexe d’infériorité. Ils méconnaissent les bienfaits de l’humilité, car si la suffisance est l’apanage du sot, l’humilité est la vertu de celui qui mesure tout ce qui lui reste à apprendre et le chemin qu’il doit encore parcourir. Les humbles ne sont pas des gens beaux et intelligents qui s’évertuent à se persuader qu’ils sont laids et stupides, mais des êtres qui font peu de cas de leur ego. Ne se considérant pas comme le nombril du monde, ils s’ouvrent plus facilement aux autres et sont particulièrement conscients de l’interconnexion entre tous les êtres.

* Rand, A. (2006). La Révolte d’Atlas, Éditions des Travailleurs, 2009, p. 1636.

Le Prix mondial de l’alimentation à Monsanto, Sygenta & Co : une lamentable farce

Le 17 octobre, le « World Food Prize », présenté abusivement comme un « Prix Nobel de l’alimentation » a été remis au vice-président de Monsanto, ainsi qu’à une membre fondatrice du groupe Syngenta et à Marc Van Montagu, scientifique belge qui fait partie d’un puissant lobby européen pro-OGM (European Federation of Biotechnology).

Signalons tout d’abord les flagrants conflits d’intérêts puisque Monsanto et Syngenta comptent parmi ceux qui financent ce Prix mondial de l’alimentation. C’est un peu comme si des fabricants d’armes finançaient le Prix Nobel de la paix.

Monsanto, en particulier, a incarné l’égoïsme institutionnalisé pendant près d’un siècle. Surtout connue comme le leader mondial des OGM, cette entreprise, implantée dans 47 pays, est l’un des principaux responsables de l’extension massive des monocultures. Elle exerce un contrôle draconien sur les fermiers à qui elle vend des semences, ces derniers n’étant pas autorisés à les réutiliser d’une année sur l’autre.

Ce que l’on sait moins, c’est que, depuis sa création en 1901, la firme a été l’un des plus grands producteurs de produits toxiques, y compris les PCB (commercialisés sous le nom de « Pyralène?» en France), qui ont contaminé la planète entière, de l’Arctique à l’Antarctique, et le tristement célèbre agent orange utilisé durant la guerre du Vietnam. Des milliers de personnes sont mortes à cause de ces produits qui contenaient notamment des dioxines. Pendant des dizaines d’années, Monsanto a dissimulé, puis nié les effets nuisibles de ces produits sur la santé, jusqu’à ce qu’une série de procès dévoile ses malversations criminelles. Monsanto se présente aujourd’hui comme une entreprise des « sciences de la vie », soudain convertie aux vertus du développement durable.

« Intégrité, transparence, dialogue, partage et respect », proclamait la charte de Monsanto en 2005. Vraiment ? Le Roundup, le désherbant miracle de Monsanto, « peut être utilisé dans des endroits où jouent des enfants et des animaux de compagnie, car il se décompose en matières naturelles », annonçait la firme. Depuis, l’entreprise a été condamnée dans plusieurs pays pour publicité mensongère.

Dans son ouvrage et son documentaire intitulés Le Monde selon Monsanto, Marie-Monique Robin, journaliste lauréate du prix Albert-Londres et réalisatrice de documentaires, rapporte les résultats d’un minutieux travail d’investigation qu’elle a mené sur tous les continents. En Argentine, notamment, où le Roundup est couramment déversé par avion sur de vastes plantations de soja, de nombreux cas d’intoxications, dont certaines mortelles, ont été recensés. Aux États-Unis, les documents déclassifiés ont montré que les laboratoires travaillant sous l’égide de Monsanto avaient dissimulé les rapports établissant la toxicité du Roundup pour les animaux. Depuis, une série d’études scientifiques a associé son usage à une augmentation de certains cancers aux États-Unis, au Canada et en Suède.

Quant aux OGM eux-mêmes, aux États-Unis, plus de 90 % du maïs, du soja et du coton est cultivé à partir de semences génétiquement modifiées dont Monsanto détient la plupart des brevets. Monsanto contrôle ses graines avec une poigne de fer et engage d’innombrables poursuites légales à l’encontre de fermiers et de petites entreprises qui auraient réutilisé les graines de Monsanto d’une année sur l’autre. La condamnation la plus lourde rendue contre un agriculteur s’est élevée à 3 millions de dollars, et le niveau moyen des peines atteint 380 000 dollars, de quoi ruiner un exploitant agricole. Et le comble est que si vous possédez une ferme située à côté d’une autre ferme dans laquelle les semences de Monsanto sont utilisées, et si par malchance des semences migrent sur votre terre, emportées par le vent ou les oiseaux, Monsanto peut vous poursuivre, vous réclamer des redevances et parfois vous ruiner.

« Notre mission d’entreprise agricole et technologique engagée en faveur des droits de l’homme constitue une opportunité unique de protéger et de faire avancer les droits de l’homme. » Ainsi parle l’actuel président de Monsanto, Hugh Grant.

Les technologies utilisées par Monsanto, Syngenta et compagnie sapent la capacité des nations à se nourrir par elles-mêmes en détruisant la biodiversité, les techniques locales et les méthodes agricoles durables.

C’est ce qui s’est déjà produit en Amérique du Sud et ce qui risque de se produire prochainement en Afrique. Avant l’arrivée des OGM, l’Argentine cultivait une grande variété de céréales (maïs, blé, sorgho), d’oléagineux (tournesol, arachide, soja), et de légumes et de fruits, et la production de lait était si développée que l’on parlait de « bassin du lait ». Certaines régions de l’Argentine, comme la province de Santiago del Estero, ont l’un des taux de déforestation le plus élevés du monde. Des forêts d’une très grande biodiversité cèdent la place à des monocultures de soja. La main-d’œuvre locale perd ses activités et ses sources de revenu. Les grandes entreprises évincent souvent par la force les paysans de leurs terres.

À court terme, la culture intensive du soja OGM a sorti de la faillite le gouvernement argentin pour qui les prélèvements sur les grains et les huiles représentent 30 % du budget national. Mais les dommages à long terme sont d’une ampleur à peine concevable. L’usage intensif du Roundup tend à rendre la terre stérile, puisqu’il tue tout sauf le soja OGM. Les milliers d’espèces de micro-organismes qui donnent vie à la terre disparaissent. Sur le plan de la santé, les médecins locaux ont observé une augmentation significative des anomalies de la fécondité, comme les fausses couches ou les morts fœtales précoces, et de nombreux autres problèmes dans les villages qui se trouvent le plus fréquemment sous les pulvérisations aériennes massives de l’insecticide.

L’Inde, quant à elle, ploie sous le prix élevé des semences de coton transgénique de Monsanto (variété connue sous le sigle Bt) et des engrais qui doivent les accompagner, ce qui plonge les paysans dans l’endettement. Et lorsque le prix de vente de leurs récoltes baisse, de nombreux chefs de famille sont poussés à se suicider, souvent en avalant un insecticide ou de l’engrais, le poison même qui a causé leur ruine. Le Hindu Times fait état de 270 940 suicides de paysans indiens depuis 1995. Monsanto nie qu’il existe un lien entre ces suicides et l’introduction du coton Bt, mais les fermiers indiens et les ONG de terrain ne semblent pas du même avis.

Vandana Shiva, lauréate du prix Nobel alternatif en 2003 et nommée par le journal anglais The Guardian l’une des cent femmes les plus remarquables du monde, s’insurge contre les pratiques qui sont à la racine de tant d’actes de désespoir en Inde.

En 2007, Navdanya, la fondation de Vandana Shiva, a lancé une campagne appelée « Graines d’espoir », en contrepoint au titre du livre de Shiva Seeds of Suicide (« Graines de suicide »). Elle appelle à une transition comprenant un retour aux semences renouvelables organiques et aux variétés de semences à pollinisation ouverte que les agriculteurs peuvent conserver et partager. S’amorce alors une transition de l’agriculture chimique vers l’agriculture biologique et du commerce inique fondé sur des prix artificiels vers le commerce équitable, fondé sur les prix réels. Selon son expérience de terrain, elle estime que les agriculteurs qui ont adopté ce changement gagnent dix fois plus que les agriculteurs cultivant le coton Bt.

Pour remédier à la faim dans le monde et nourrir 9 ou 10 milliards de personnes en 2050, il est plus judicieux d’investir dans une agriculture verte et non dans l’usage de manipulations génétiques coûteuses qui menacent la biodiversité et livrent les agriculteurs à l’avidité des multinationales. Il faut aussi cesser de breveter le vivant. Les États ont manifesté beaucoup trop d’indulgence à l’égard des manipulations opaques de ces multinationales qui détournent la mondialisation à leur profit, alors qu’une mondialisation éclairée, fondée sur la solidarité et la compréhension de l’interdépendance des êtres vivants et de leur écosystème, pourrait être au contraire un ferment de coopération pour le bien de tous.

Pour plus de détails, voir Plaidoyer pour l’altruisme
, chapitre 35 « L’égoïsme institutionnalisé »

À lire : Marie Monique Robin. Le monde selon Monsanto (2010) et Les moissons du futur?: Comment l’agroécologie peut nourrir le monde (2012). La Découverte.

Pour la protection de la haute mer

Soutenez la pétition lancée par la Global Ocean Commission à l’attention du Secrétaire général des Nations unies Ban Ki-moon:

Contribuez à assurer un océan vivant, l’alimentation et la prospérité. Proposez de nouvelles normes pour la protection de la haute mer en Septembre 2014

L’océan est en danger. Il est essentiel pour notre avenir. Faisons de sa protection une priorité de l’action des Nations Unies.

Il nous offre des aliments, de l’eau fraîche, de l’énergie, des médicaments, la moitié de l’oxygène que nous inspirons et même le cadre de nos vacances : un océan sain est essentiel à toute vie sur Terre.

Cependant, pendant trop longtemps, nous avons capturé trop de poissons, pollué aveuglément et dégradé de fragiles habitats des fonds marins. Nous poussons le système océanique jusqu’à son point de rupture, risquant ainsi notre propre santé et prospérité.

Les ressources marines et côtières atteignent une valeur de 3 000 milliards de dollars US par an — environ 5 % du PIB mondial — et, à travers le monde, 350 millions d’emplois sont liés à l’océan tandis que 97 % des pêcheurs vivent dans les pays en développement.

Mais sans la mise en œuvre de lois efficaces pour protéger un océan vivant, une minorité continuera à abuser de la liberté de la haute mer, à piller les richesses qui se trouvent sous sa surface, à prélever une part non équitable, et à en tirer profit au détriment du reste du monde, en particulier des plus pauvres.

La bonne nouvelle, c’est que nous avons l’extraordinaire possibilité de changer le cours des choses.

En septembre de cette année, l’Organisation des Nations unies (ONU) va entamer un débat sur l’avenir de la haute mer et sur la manière dont celle-ci devrait être gouvernée. Cela ne se reproduira pas de sitôt et c’est donc maintenant que nous devons tirer le meilleur parti de cette opportunité.

La haute mer — constituée des eaux internationales et recouvrant 45 % de la surface de la Terre — nous appartient à tous. Elle ressemble pourtant à un État en déliquescence au-delà de la juridiction de tout gouvernement. Personne n’en est globalement responsable, ce qui a pour conséquence alarmante un déclin important de la santé de tout l’océan.

Il est temps d’étendre l’État de droit jusqu’à cette moitié bleue de notre planète. Nous avons besoin d’un nouvel accord international (dans le cadre de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer) afin de garantir le bon état de l’océan, l’utilisation durable et équitable des ressources de la haute mer, et la préservation de celles-ci.

Cela aidera à nous assurer que nous disposons de suffisamment de nourriture pour tous, d’un accès équitable aux nouveaux médicaments issus des organismes d’eau profonde pour lutter contre le cancer et d’autres maladies graves, d’une résistance suffisante face aux effets les plus graves du changement climatique et d’une protection des habitats marins précieux contre les industries destructrices.

Le Secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-moon, s’est engagé en faveur de la santé et de la protection de l’océan, mais il a besoin de notre soutien pour être en position de force en septembre lorsqu’il appellera les dirigeants de la planète à préparer ce nouvel accord.

Joignez-vous à la mission pour un océan sain et vivant, et demandez à Ban Ki-moon de lancer un appel en faveur de la protection de la haute mer et de la santé de l’océan.

Signer la pétition

Témoignage d’Eve -1

Ce témoignage fut offert par ma sœur, Eve Ricard, lors des journées Émergences 2013, à Bruxelles, consacrées à la « joie dans l’adversité ».

Il y a 23 ans mon corps a commencé à perdre de sa souplesse, mes gestes à devenir plus lents. J’avais du mal à tenir mon stylo. J’ai attendu deux ans pour consulter. Quand on m’a appris que j’avais la maladie de Parkinson il y a eu en moi comme une déflagration. Tout a volé en éclats : mes habitudes, mes préjugés, mes peurs. On me dit que cette maladie est évolutive et qu’on ne sait pas la guérir. Cela ébranla mon être dans son entier cela m’obligea à réagir très vite, à savoir ce que je voulais et ce que je ne voulais pas.

Comment continuer à vivre ? Comment continuer à être avec les autres ?
Aujourd’hui je sais que j’ai une maladie et pourtant je ne suis pas cette maladie et je ne le serai pas.

À un mot près tout change. Le choix des mots entre avoir et être : « j’ai » la maladie de Parkinson et non « je suis » parkinsonienne.

Mes gestes se bagarrent avec une squatteuse cependant mon être reste intègre, mon esprit n’est pas malade. J’aménage ma vie, ma pensée, mon regard, mes liens, avec cette maladie dégénérative.

Que faire quand on est privé du geste ? Peut-on vivre autrement ? Peut-on créer autrement ? Que signifie cette différence ? Où commence la différence ? Quelles victoires possibles ? Si on se bat, c’est pour une guérison. La victoire ne sera pas celle du corps mais celle intime et spirituelle de l’esprit.

Face à cette maladie je ne vais plus penser à ce qui me fait défaut mais à la chance de vivre au quotidien ; sans attente, c’est l’arrêt des peurs. Ce qui a été s’efface et l’avenir ne viendra que plus tard.

Aujourd’hui, j’aide ma vie car il n’y a sans doute étrangement pas d’autre sens à la vie que d’aider la vie. Je marche mal… et alors ! Je souffre la nuit… Qu’importe ! Chaque matin s’ouvre sur un jour où je vais aimer, partager, désirer, rêver. Je bénis doublement l’instant, ce présent sans cesse renouvelé qui fait du temps une profondeur, non une durée.

À l’avant du bateau je navigue à vue attentive aux bancs de sable et aux rochers. Cela me demande de la vigilance à la fatigue par exemple.

Vingt-trois ans que je suis sur cette embarcation à la navigation très personnelle. J’ai connu des jours de gros temps sans me dire que je passais un cap sans retour. Je cherche seulement d’autres façons de naviguer. Des voies nouvelles m’ouvrent le passage.

Je danse, la musique épouse le corps, le prend dans son rythme, le geste devient spontané.

Autrement il faut penser mon geste, surveiller ma gestuelle pour garder les automatismes en mémoire ; je me dis que le cerveau peut être sollicité de mille façons qui sont propres à chacun.

La croyance commune est que la maladie a prise sur nous et non pas nous sur elle. L’esprit serait-il alors soumis au corps souverain.

En nous, hors de nous, autour et partout : une seule et même énergie. Ni bonne ni mauvaise : bonne et mauvaise. Offrir ou prendre reviennent comme la lumière du jour. Avoir l’avantage, c’est connaître sans voile son adversaire. Face à la peur vient l’abandon de la peur.

Notre esprit perçoit et interprète le monde et nous permet de transformer la qualité de chaque instant de notre existence.

(à suivre)

À lire: Ricard, E. (2012). La Dame des mots. Editions Nil.

Les vertus de l’humilité – 2

L’humble n’a rien à perdre ni rien à gagner. Si on le loue, il considère que c’est pour ce qu’il a pu accomplir, pas pour lui-même en tant qu’individu. Si on le critique, il considère qu’exposer ses défauts au grand jour est le meilleur service que l’on puisse lui rendre. « Peu de gens sont assez sages pour préférer le blâme qui leur est utile à la louange qui les trahit », écrivait La Rochefoucauld, faisant écho aux sages tibétains qui rappellent volontiers que « le meilleur enseignement est celui qui démasque nos défauts cachés ».

Libre d’espoir et de crainte, l’humble reste d’un naturel insouciant. Paradoxalement, l’humilité favorise aussi la force de caractère : l’humble prend ses décisions selon ce qu’il estime être juste et s’y tient, sans s’inquiéter ni de son image ni du qu’en-dira-t-on.

L’humilité est une qualité que l’on trouve invariablement chez le sage qui a acquis de nombreuses qualités, car, dit-on, c’est lorsque l’arbre est chargé de fruits que les branches s’inclinent vers le sol, alors que l’orgueilleux est comme l’arbre dont les branches nues pointent vers le ciel. En voyageant avec Sa Sainteté le Dalaï-lama, j’ai souvent constaté la grande humilité empreinte de bonté de cet homme pourtant si vénéré. Il est toujours attentif aux gens de condition modeste et ne se pose jamais en personnage important. Un jour, après avoir salué François Mitterrand, qui venait de le raccompagner sur le perron de l’Élysée, le Dalaï-lama, avant de monter en voiture, est parti serrer la main d’un garde républicain qui se tenait à l’écart, sous l’œil médusé du président de la République.

L’humilité est une composante de l’altruisme, car l’humble est naturellement tourné vers les autres et attentif à leur bien-être. Des études de psychologie sociale ont montré que ceux qui se surestiment présentent, à l’inverse, une tendance à l’agressivité supérieure à la moyenne.* On a également mis en évidence un lien entre l’humilité et la faculté de pardonner, alors que les personnes qui s’estiment supérieures jugent plus durement les fautes des autres et les considèrent comme moins pardonnables.**

* Bushman, B. J., & Baumeister, R. F. (1998). “Threatened egotism, narcissism, self-esteem, and direct and displaced aggression: Does self-love or self-hate lead to violence??” Journal of Personality and Social Psychology, 75, 219—229.

** Exline J. J. & Baumeister, R. F. (2000). Case Western Reserve University. Unpublished data cited by J. P. Tangney, Humility, in Handbook of Positive Psychology (2002).

Remédier à la fatigue de l’empathie – 2

Je discutais récemment avec une infirmière qui, comme la plupart de ses collègues, est continuellement confrontée aux souffrances et aux problèmes des patients dont elle s’occupe. Elle me disait que dans les nouvelles formations de personnel soignant, l’accent était mis sur la nécessité de garder une distance émotionnelle vis-à-vis des malades?pour éviter le fameux burnout qui affecte tant de professionnels de la santé. Cette femme très chaleureuse, dont la simple présence rassure, me confia ensuite : « C’est curieux, j’ai l’impression de gagner quelque chose lorsque je m’occupe de ceux qui souffrent, mais lorsque je parle de ce « gain » à mes collègues, je me sens un peu coupable de ressentir quelque chose de positif. » Ce qu’elle avait constaté c’est que, contrairement à la détresse empathique, l’amour et la compassion sont des états d’esprit positifs, qui renforcent la capacité intérieure à faire face à la souffrance d’autrui.

Si un enfant est hospitalisé, la présence à ses côtés d’une mère aimante qui lui tient la main et le réconforte avec d’affectueuses paroles lui fera sans doute plus de bien que l’anxiété d’une maman submergée de détresse empathique qui, ne pouvant supporter la vue de son enfant malade, fait les cent pas dans le couloir. Rassurée par mes explications, cette amie infirmière me confia qu’en dépit des scrupules qu’elle avait de temps à autre, ce point de vue s’accordait avec son expérience de soignante.

À la lumière des recherches préliminaires conduites par Tania Singer, il semblerait donc logique de former à l’amour altruiste et à la compassion ceux dont le métier consiste à s’occuper quotidiennement de personnes qui souffrent. Une telle formation aiderait également les proches (parents, enfants, conjoints) qui prennent soin de personnes malades ou handicapées. L’amour altruiste crée en nous un espace positif qui sert d’antidote à la détresse empathique et empêche que la résonance affective ne s’amplifie au point de devenir paralysante et d’engendrer l’épuisement émotionnel caractéristique du burnout. Sans l’apport de l’amour et de la compassion, l’empathie livrée à elle-même est comme une pompe électrique dans laquelle l’eau ne circule plus : elle va rapidement s’échauffer et brûler. L’empathie doit donc prendre place dans l’espace beaucoup plus vaste de l’amour altruiste. Il importe également de considérer l’aspect cognitif de la compassion, autrement dit la compréhension des différents niveaux de la souffrance et de ses causes manifestes ou latentes. Ainsi, nous sera-t-il possible de nous mettre au service des autres en les aidant efficacement tout en préservant notre force d’âme, notre bienveillance et notre paix intérieure. Comme l’écrit Christophe André : « Nous avons besoin de la douceur et de la force de la compassion. Plus on est lucide sur ce monde, plus on accepte de le voir tel qu’il est, et plus on se rend à cette évidence : nous ne pouvons rencontrer toutes les souffrances que l’on rencontre dans une vie d’humain, sans cette force et sans cette douceur.?»*

* André, C. (2009). Les États d’âme, Odile Jacob, p. 352.

Pour plus de détails, voir Plaidoyer pour l’altruisme
, chapitre 4: « De l’empathie à la compassion dans un laboratoire de neurosciences. »

Les vertus de l’humilité – 1

L’humilité est parfois méprisée, considérée comme une faiblesse. La philosophe Ayn Rand proclame : « Rejetez l’humilité, ce vice dont vous vous couvrez comme d’un haillon en l’appelant vertu *. » Pourtant, l’orgueil, exacerbation narcissique du « moi », ferme la porte à tout progrès personnel, car pour apprendre il faut d’abord penser que l’on ne sait pas. L’humilité est une valeur oubliée du monde contemporain, théâtre du paraître. Les magazines ne cessent de donner des conseils pour « s’affirmer », « s’imposer », « être belle », paraître à défaut d’être. Cette obsession de l’image favorable que l’on doit donner de soi est telle que l’on ne se pose même plus la question de l’infondé du paraître, mais seulement celle du comment bien paraître. Pourtant, comme l’écrivait La Rochefoucauld : « Nous gagnerions plus de nous laisser voir tels que nous sommes que d’essayer de paraître ce que nous ne sommes pas. »

La plupart des gens associent l’humilité au manque d’estime de soi et de confiance dans ses propres capacités, quand ils ne l’assimilent pas à un complexe d’infériorité. Ils méconnaissent les bienfaits de l’humilité, car si la suffisance est l’apanage du sot, l’humilité est la vertu de celui qui mesure tout ce qui lui reste à apprendre et le chemin qu’il doit encore parcourir. Les humbles ne sont pas des gens beaux et intelligents qui s’évertuent à se persuader qu’ils sont laids et stupides, mais des êtres qui font peu de cas de leur ego. Ne se considérant pas comme le nombril du monde, ils s’ouvrent plus facilement aux autres et sont particulièrement conscients de l’interconnexion entre tous les êtres.

* Rand, A. (2006). La Révolte d’Atlas, Éditions des Travailleurs, 2009, p. 1636.

Remédier à la fatigue de l’empathie – 1

Être ému par la souffrance de l’autre, ressentir soi-même de la souffrance parce qu’il souffre, être joyeux lorsqu’il est en joie et triste lorsqu’il est affligé relève de la résonance émotionnelle. Les chercheurs ont constaté qu’une partie du réseau cérébral associé à la douleur est activée chez les sujets qui ne font qu’observer quelqu’un en train de souffrir. Ils souffrent donc de voir la souffrance de l’autre.

La résonance empathique avec la douleur peut conduire, lorsqu’elle est maintes fois répétée, à un épuisement émotionnel et à la détresse. C’est ce que vivent souvent les infirmières, les médecins et les soignants qui sont constamment en contact avec des patients en proie à de grandes souffrances.

Au cours de discussions avec Tania Singer, neuroscientifique directrice à l’Institut Max Planck de Leipzig, nous avons constaté que la compassion et l’amour altruiste étaient associés à des émotions positives. Nous en sommes donc venus à l’idée que le burnout était en fait une « fatigue de l’empathie »? et non de la compassion. Cette dernière, en effet, loin de mener à la détresse et au découragement, renforce notre force d’âme, notre équilibre intérieur et notre détermination courageuse et aimante à aider ceux qui souffrent. En essence, de notre point de vue, l’amour et la compassion n’engendrent ni fatigue ni usure, mais aident au contraire à les surmonter et à les réparer, si elles surviennent.

Ces trois dimensions — l’amour de l’autre, l’empathie (qui est résonance avec la souffrance d’autrui) et la compassion — sont naturellement reliées. Au sein de l’amour altruiste, l’empathie se manifeste lorsque l’on se trouve confronté aux souffrances des êtres, confrontation qui engendre la compassion (le désir de remédier à ces souffrances et à leurs causes). Ainsi lorsque l’amour altruiste passe au travers du prisme de l’empathie, il devient compassion.

Pour plus de détails, voir Plaidoyer pour l’altruisme, de Matthieu Ricard, chapitre 4: « De l’empathie à la compassion dans un laboratoire de neurosciences. »